Lettre d'Allemagne

L'actualité allemande, la connue et la moins connue, grâce à l'expérience de plus de trente ans du correspondant de Radio France Internationale sur place.

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Par pascal thibaut
3 sept. · 5 mn à lire
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Victoire des populistes à l'Est : vers des coalitions toujours plus baroques

Les deux élections régionales de dimanche dernier en Thuringe et en Saxe ont été marquées par un nouveau succès du parti d'extrême-droite Alternative pour l'Allemagne (AfD) et par une percée du nouveau mouvement Alliance Sahra Wagenknecht (BSW). Trouver des coalitions pour gouverner ressemble à la quadrature du cercle.

Les résultats :

Thuringe

Colonne de droite : répartition des sièges en 2019 et aujourd’hui.

On notera l’augmentation sensible de la participation (chiffres en bas au milieu)

La Thuringe est souvent présentée comme un laboratoire politique en Allemagne. Cette région a ainsi élu à sa tête en 2014 un ministre-président du parti de gauche “Die Linke”, Bodo Ramelow qui gouverne depuis dix ans avec les sociaux-démocrates et les écologistes. Début 2020, la région avait provoqué un tremblement de terre politique en élisant à sa tête un ministre-président libéral grâce aux voix de l’AfD, du jamais vu depuis la guerre. Face au scandale provoqué, l’intéressé s’est rapidement retiré. Bodo Ramelow a ensuite constitué un gouvernement minoritaire, toléré par la CDU. Et ce bien que le parti chrétien-démocrate ait voté lors d’un congrès en 2018 une motion interdisant toute alliance avec Die Linke et l’AfD.

Le scrutin de dimanche a bouleversé l’échiquier politique régional. L’extrême-droite gagne près de dix points et s’impose comme la première force avec un tiers des voix. Pour la première fois depuis la guerre, un parti qu’on peut qualifier de néo-fasciste arrive en tête dans un Land. Il n’a pas d’alliés pour gouverner mais avec un tiers des sièges au parlement régional, il dispose d’une minorité de blocage lorsqu’une majorité des deux tiers est requise (changements de la loi fondamentale, nomination de juges constitutionnels…).

”Tremblement de terre politique à l’Est” (avec les photos de Sahra Wagenknecht, présidente de BSW et de Björn Höcke, leader de l’AfD en Thuringe

La CDU améliore son score et sera chargée de constituer une coalition pour gouverner la région. Une fois de plus, la situation en Thuringe est insoluble. Dès lundi soir, le parti chrétien-démocrate a annoncé des discussions avec le parti BSW et le SPD. Mais il manquerait à cette coalition baroque un siège pour atteindre la majorité absolue. Ironie de l’histoire, une telle alliance aura t’elle besoin d’être tolérée par Die Linke pour gouverner?

BSW fait une percée spectaculaire avec près de 16% des voix en siphonnant très largement les électeurs de Die Linke qui s’effondre après un score record de 31% en 2019. Bodo Ramelow devra donc quitter la direction de la région. Le SPD, lui, peut souffler. Le parti social-démocrate, créé dans cette région au XIXème siècle, où il n’est plus que l’ombre de lui même sauve sa représentation parlementaire. Les verts ont eu moins de chance tout comme le parti libéral devenu un groupuscule.

Saxe

La Saxe est dirigée depuis la réunification par la CDU. Durant la législature qui vient de s’achever (voir camembert en bas à droite), une coalition relativement nouvelle en Allemagne avait dû se mettre en place car l’AfD déjà en 2019 avait obtenu un score élevé. Les chrétiens-démocrates emmenés par Michael Kretschmer avait constitué une coalition avec les sociaux-démocrates et les verts baptisée “Kenya”.

A la différence de la Thuringe voisine, la Saxe devrait conserver son ministre-président. Michael Kretschmer permet à son parti d’arriver d’un cheveu en tête grâce au soutien d’électeurs qui voulaient par leur vote utile barrer la route à l’AfD. Mais la Saxe va également devoir faire preuve d’imagination pour trouver une nouvelle coalition. Celle qui gouvernait le Land depuis cinq ans n’a plus de majorité au parlement régional de Dresde. En Saxe, les écologistes ont sauvé de justesse leur présence parlementaire. Die LInke, parti central durant des années à l’Est après la réunification (24% en 2004 en Saxe) est menacé de disparition comme au niveau fédéral. En Thuringe, il a bénéficié du bonus du ministre-président sortant; cela n’était pas le cas en Saxe. Le parti de gauche sauve toutefois son groupe parlementaire grâce à une disposition de la constitution régionale. Avec deux circonscriptions gagnées à Leipzig, la barre des 5% normalement exigée pour une représentation parlementaire, ne s’applique pas. Enfin, comme en Thuringe, la nouvelle force, le BSW, perce dès sa première participation à une élection régionale avec près de 12% des voix.

Le ministre-président sortant pourrait comme en Thuringe tenter de constituer une coalition avec l’alliance Sahra Wagenknecht et le SPD. Cette constellation dispose en Saxe d’une majorité en sièges.

Les leçons

-L’AfD, force dominante à l’Est

Avec plus de 30% en Thuringe et en Saxe, le parti d’extrême-droite s’impose comme une force dominante dans la partie Est du pays. Il est au centre du jeu politique. Les potentielles coalitions doivent se construire pour l’isoler ce qui alimente un peu plus son wording contre le “cartel” que constituerait ses concurrents blanc bonnet et bonnet blanc. Les discussions politiques tournent en permanence autour des thèmes qui sont les fondamentaux de l’AfD, migration et sécurité. Le parti irrigue donc la société. Les analyses électorales montrent que les électeurs du mouvement ne le choisissent plus seulement pour émettre un vote protestataire mais parce qu’ils adhèrent au programme de l’Alternative pour l’Allemagne. La présence du parti sur les réseaux sociaux porte ses fruits. En Thuringe, quatre jeunes de 18 à 24 ans sur dix ont voté AfD; trois sur dix en Saxe.

Certes, l’AfD reste isolée. Le cordon sanitaire fonctionne toujours. La CDU répète que toute alliance est exclue. Certains chrétiens-démocrates parlent publiquement d’un parti “fasciste” ou de “Néo-Nazis” pour évoquer le mouvement. La radicalisation permanente de l’AfD depuis sa création est aux antipodes de la stratégie d’une Marine Le Pen. Elle débouche sur une impasse politique pour le mouvement qui privilégie une opposition radicale. Mais on constate au niveau local que le cordon sanitaire a ses limites.

L’Alliance Sahra Wagenknecht, la boite noire

Le terme de “black box” revient souvent dans les débats politiques actuels pour évoquer le mouvement lancé au début de l’année. Un parti qui porte le nom de sa fondatrice, du jamais vu. Sahra Wagenknecht qui a adhéré quelques mois avant la chute du mur au SED, le parti communiste est-allemand, a dans le passé chanté les louanges de Staline. Elle était membre de l’aile radicale de Die Linke, la plateforme communiste. Cette star des médias qui écume les talk shows suscitait de l’urticaire depuis des années au sein de son ancien parti. Sa politique égotique, ses prises de position restrictives sur l’immigration ou sa dénonciation du “wokisme” de ses camarades en ont exaspéré beaucoup. BSW a finalement été lancé au début de l’année. Le parti veut s’adresser aux petites gens et propose un programme social de gauche classique mais promeut en même temps une politique migratoire restrictive.

Le nouveau parti BSW faiseur de rois. La CDU prête à aller à Canossa :
"OK. On frappe et on propose des discussions"

BSW reste un parti très modeste avec par exemple 70 membres en Saxe ! Par crainte d’y voir adhérer, des personnes au passé sulfureux, le mouvement reste extrêmement prudent. Son succès néanmoins en quelques mois (il a obtenu des sièges lors des européennes en juin) est inédit. Mais participer au pouvoir si vite, est-ce une bonne idée ? L’alliance Sahra Wagenknecht pourrait perdre sa virginité politique et menacer ses chances à un an des élections générales de septembre 2025. Autre problème : un mouvement si modeste dispose t’il du personnel politique apte à occuper des fonctions ministérielles et administratives?

La coalition de Scholz décimée

”Bild Zeitung” : une photo montage genre Berlin mai 1945.

“Le feu tricolore (la coalition au pouvoir à Berlin) en dérangement après le tremblement de terre AfD”

Les trois forces qui composent la coalition d’Olaf Scholz (les sociaux-démocrates, les verts et les libéraux) ont obtenu ensemble 10,3% des voix en Thuringe et 13,3% en Saxe. Un désaveu inédit depuis la guerre pour citer le quotidien conservateur “Die Welt”. L’impopularité du gouvernement fédéral explique pour partie ce désastre même si ces trois forces n’ont jamais brillé dans ces régions. L’Est de l’Allemagne demeure une terre de mission pour les Verts attaqués frontalement, notamment pour la réforme avortée sur le remplacement des chauffages du ministre de l’Economie Habeck. Les coûts de telles mesures de modernisation, malgré les subventions publiques, dépassent souvent les moyens limités de beaucoup d’Allemands de l’Est. Héritage de la RDA oblige, un parti donneur de leçons qui explique aux électeurs comment vivre, ça passe mal.

Les libéraux qui obtiennent environ 1% (moins que le parti animalier en Saxe) n’ont jamais bénéficié à l’Est de leur clientèle typique, des travailleurs indépendants aisés et des personnes pour qui les libertés publiques sont essentielles. Là aussi, l’héritage de la RDA, le manque de culture politique depuis 1990 expliquent un rejet des valeurs démocratiques et du système politique en général sensiblement plus important qu’à l’Ouest.

La coalition Scholz est au plus mal. Le 22 septembre, on vote dans le Brandebourg, région autour de Berlin dirigée depuis 1990 par le SPD. Si les sociaux-démocrates devaient perdre ce fief, les couteaux pourraient s’affûter. Ce matin, le quotidien “Tagesspiegel” de Berlin réclamait dans un commentaire une grande coalition de transition jusqu’aux prochaines élections pour avancer sur des dossiers importants pour lesquels le SPD et les chrétiens-démocrates ont des points communs comme l’immigration ou la sécurité intérieure, sans s’embarrasser des libéraux et des écologistes.

Des coalitions toujours plus improbables

La fragmentation du paysage politique à l’Est est-il un signe avant-coureur de ce qui attend l’Allemagne à l’avenir avec des parlements rappelant la situation aux Pays-Bas par exemple. A l’AfD qui semble s’installer sur la durée dans le paysage politique se rajoute une nouvelle force, le BSW. L’avenir de Die Linke est en revanche sujet à caution.

Des contorsions idéologiques de plus en plus acrobatiques sont nécessaires pour former des majorités parlementaires, surtout à l’Est, où l’AfD avec un tiers des voix doit être contournée. Moralité, tout le monde (ou presque) sort sa calculette et cherche avec quelle force s’associer pour gouverner. Comme le scrutin proportionnel est incompatible avec des alliances en amont, les électeurs peuvent à l’arrivée avoir la gueule de bois en voyant le parti pour lequel ils ont voté s’allier avec des forces qu’ils rejettent.

L’alliance possible entre la CDU et BSW en Thuringe et en Saxe constitue un bon exemple de ce phénomène. Les chrétiens-démocrates qui rejettent toute coopération avec Die Linke, lointain héritier du parti communiste est-allemand, pourraient gouverner avec le parti de Sahra Wagenknecht. Comprenne qui pourra ! Les différences idéologiques sont importantes. Et l’égérie du mouvement BSW veut faire monter les enchères en rejetant une alliance avec des partenaires qui, comme elle, ne s’opposeraient pas aux aides en faveur de l’Ukraine ou au déploiement de nouveaux missiles américains en Allemagne approuvé il y a quelques semaines en catimini par Scholz. De telles exigences constituent un chiffon rouge pour la CDU résolument favorable à un soutien à Kiev et atlantiste depuis toujours. Il ne reste plus aux chrétiens-démocrates en Thuringe et en Saxe qu’à espérer que les responsables locaux de BSW, plus pragmatiques que la direction du mouvement, aient le dernier mot.

”Nous avons conquis 18% de l’Ukraine” “Et 50% de la Thuringe”

(allusion aux score de l’AfD et de BSW, deux partis “russophiles”