Mutation en Allemagne : quand la fourmi joue les cigales

Il y a quelques mois encore la coalition d'Olaf Scholz éclatait à cause de quelques milliards pour la Bundeswehr. Aujourd'hui, les prévisions budgétaires avec des dépenses massives et un endettement sensible donnent le tournis. Cela vaut aussi pour la Défense alors que le sommet de l'OTAN vient d'entériner une hausse des contributions.

Lettre d'Allemagne
5 min ⋅ 25/06/2025

C’est une révolution copernicienne qui a lieu en Allemagne. L’orthodoxie budgétaire qui imprègne l’ADN du pays, a fortiori celle des chrétiens-démocrates, cette vache sacrée est en train d’être sacrifiée par le nouveau grand prêtre de la dépense tout azimut, Friedrich Merz. Il est assisté dans cette tâche par l’argentier en chef, le ministre des Finances, vice-chancelier et co-président du SPD Lars Klingbeil. Dans la caricature ci-dessus, on voit ce dernier exulter au milieu de la cagnotte de l’oncle Picsou avant qu’une voix ne le rappelle à la réalité : “Lars, tu dois présenter ton projet de budget !”

C’est l’exercice auquel s’est livré hier le nouveau ministre des Finances mardi. Il devait non seulement présenter le budget 2025 -la coalition de Scholz n’y était pas parvenu dans les temps- comme celui de l’an prochain. Les prévisions budgétaires jusqu’en 2029 ont également été dévoilées.

Devant la fédération des contribuables allemands, l’écran qui affiche l’évolution de la dette risque de s’emballer dans les prochaines années

Deux réformes constitutionnelles avant même l’élection de Friedrich Merz permettent désormais à la fourmi germanique de jouer les cigales. Les dépenses militaires ne sont dorénavant (au-delà de 1%) plus soumises au rigoureux frein à la dette. En clair, le quoi qu’il en coûte prévaut désormais pour la Bundeswehr. Et un fonds de 500 milliards pour les infrastructures, non soumis lui aussi à ces mêmes contraintes, a été adopté.

Tout cela se traduit désormais en chiffres. Et ils donnent le tournis. D’ici la fin de l’actuelle législature en 2029, la dette du pays va augmenter de 850 milliards d’Euros. Elle est aujourd’hui de 2700 milliards ce qui représente 63% du produit intérieur brut soit un niveau tout à fait raisonnable comparé à celui de nombreux autres pays dont la France. Pour l’exercice 2025, la dette supplémentaire sera de 82 milliards, soit 2,5 fois le niveau des emprunts contractés l’an dernier !

L’objectif du gouvernement est de booster les investissements, notamment pour les infrastructures qui ont souffert durant des années des rigueurs budgétaires. Le pari est que ces dépenses massives relancent la machine économique grippée. La récente correction à la hausse des prévisions économiques, notamment en raison d’allègements fiscaux semble donner raison au gouvernement. Mais cette manne budgétaire risque de nuire à de nécessaires réformes de structures qui peuvent passer à l’arrière-plan bien que le modèle allemand en ait cruellement besoin.

”Un pays découvre son armée” : à l’occasion de la première journée des vétérans

Les dépenses militaires vont largement profiter de cette manne. D’ici 2029, le budget de la Bundeswehr doit augmenter de 50% pour atteindre plus de150 milliards d’Euros par an. L’armée allemande, malgré des efforts supplémentaires depuis le début de la guerre en Ukraine avec un fonds spécial de 100 milliards d’Euros, reste encore sous-équipée.Les craintes d’une attaque russe contre le flanc Est de l’OTAN explique ces investissements supplémentaires comme le désengagement probable des Etats-Unis. L’organisation transatlantique a adopté ce mercredi une hausse sensible à moyen terme des contributions des pays membres. Le nouvel objectif de dépenses militaires est fixé à 5% du PIB d'ici 2035 contre 2% actuellement (3,5% dans les besoins essentiels de la défense et 1,5% pour la protection des infrastructures critiques et le renforcement de la base industrielle de l'alliance).

L’Allemagne veut jouer les premiers de la classe après des attaques franco de port de Trump durant son premier mandat contre des dépenses militaires insuffisantes du plus grand pays européen. Berlin qui avait péniblement atteint les 2% du produit intérieur brut pour ses dépenses de défense l’an dernier y consacrera 2,4% dès cette année pour atteindre en 2029 les 3,5% requis par l’OTAN.

Mais l’argent ne résoudra pas tous les problèmes notamment le manque de recrues. Un nouveau service volontaire est envisagé pour pallier ces manques d’effectifs mais d’aucuns comme le ministre social-démocrate de la Défense Boris Pistorius plaident pour une solution plus contraignante.

Comme la Bundeswehr, les services secrets allemands mènent des campagnes offensives pour recruter. Depuis le début de la semaine, ils proposent en ligne différents articles comme ces chaussettes où l’on peut lire “Au service de la démocratie”

Un possible nouveau service militaire obligatoire et des dépenses militaires qui explosent, cela provoque de l’urticaire au sein de l’aile gauche pacifiste du SPD. Quelques personnalités ont publié récemment un manifeste qui dénonce le “réarmement” actuel et plaide pour un dialogue avec Moscou : https://legrandcontinent.eu/fr/2025/06/12/allemagne-manifeste-spd-poutine/ Ce texte va susciter des débats lors du congrès du parti ce week-end.

La une ironise sur le manifeste du SPD avec une photo du père de l’Ostpolitik dans la première moitié des années 70, le social-démocrate Willy Brandt (à gauche) avec le numéro un soviétique Brejnev

Merz et le “sale boulot”

Les attaques d’Israël contre l’Iran n’ont pas remis en cause la solidarité traditionnelle de Berlin à l’égard de l’Etat hébreu. La semaine dernière, Friedrich Merz a ouvertement soutenu les frappes israéliennes en déclarant en marge du G7 :"C'est le sale boulot qu'Israël fait pour nous tous". Une prise de position qui tranchait avec celle critique d’Emmanuel Macron. Le même Friedrich Merz a approuvé les frappes américaines du week-end dernier en Iran. Une prise de position qui avait été précédée de déclarations critiques du ministre des Affaires étrangères, membre pourtant comme le chancelier de la CDU. Johann Wadephul avait jugé ces frappes “regrettables” provoquant un malaise au sein de son parti, très pro-israélien.

Un sondage de l’institut Allensbach pour le quotidien “Frankfurter Allgemeine” confirme la prise de distance de plus en plus grande de la population allemande à l’égard d’Israël. Une personne sur cinq a aujourd’hui une image positive de l’Etat hébreu contre la moitié en 2019. Les opinions négatives sont passées de 23 à 57%. Les critiques contre l’intervention à Gaza jugée disproportionnée ont également sensiblement augmenté entre janvier 2024 et aujourd’hui, passant de 43 à 65%

Les louvoiements diplomatiques de l’AfD

Comme d’autres partis populistes de droite, l’Alternative pour l’Allemagne a pris depuis le 7 octobre 2023 fait et cause pour Israël faisant oublier un peu vite les tendances antisémites au sein du mouvement ou de sa base. Les récentes opérations militaires entre Israël et l’Iran provoquent des états d’âme chez certains cadres du mouvement qui ont dénoncé les attaques israéliennes. D’autres les ont en revanche saluées.

Au-delà, l’AfD cherche à s’extraire de sa “poutinophilie” traditionnelle. Un changement prôné par la direction du parti et qui ne plait pas à tous notamment dans la partie Est du pays où les positions pro-russes sont plus fortes. Aujourd’hui, Trump est pour d’aucuns le modèle à suivre. Le soutien virulent d’Elon Musk au profit de l’AfD durant la dernière campagne électorale allemande comme des déclarations du ministre américain des Affaires étrangères Rubio contre la “tyrannie” qui règnerait en Allemagne (au détriment de l’AfD) met en évidence une inclination réciproque. La montée en puissance du parti d’extrême-droite dans la partie Ouest du pays où il engrange désormais des scores frôlant les 20% peut aussi expliquer ce recentrage vers les Etats-Unis. Dans l’ex-RFA, les partisans d’un soutien traditionnel aux Etats-Unis restent plus importants que les suppôts de Vladimir Poutine.

L’ardoise salée des masques covid

Jens Spahn est un des responsables chrétiens-démocrates les plus ambitieux. L’ancien ministre de la Santé au début de la pandémie de covid est aujourd’hui devenu à 45 ans le puissant chef du groupe parlementaire CDU/CSU au Bundestag.On ne lui a jamais posé la question mais il est clair qu’il pense tous les matins en se rasant à son avenir et à une possible candidature à la chancellerie. Il est évident que le nouveau tenant du titre, Friedrich Merz, qui aura bientôt 70 ans ne restera pas aussi longtemps au pouvoir qu’une certaine Angela Merkel.

”Affaire des masques : procédure accélérée”

Celui à qui on reproche souvent de penser à son propre avenir plus qu’à l’intérêt général est aujourd’hui rattrapé par sa gestion du covid et plus spécialement par les commandes chaotiques de masques, sans respect des procédures habituelles, à des coûts a posteriori prohibitifs pour des produits souvent de médiocre qualité. Une société de logistique basée dans la circonscription de Jens Spahn a notamment été sollicitée mais a été dépassée par l’importance des commandes alors que les experts plaidaient pour un recours aux géants établis de cette branche. L’ardoise pour les finances publiques est salée -plusieurs milliards d’Euros- et les critiques pleuvent contre l’ancien ministre de la Santé. Un rapport commandé par son successeur n’avait pas été dévoilé durant la campagne électorale au début de l’année. La nouvelle ministre de la Santé, également membre de la CDU, n’était pas non plus très pressée de le publier. Mais les informations sortent et sont peu flatteuses pour l’étoile montante du parti chrétien-démocrate qui doit absolument se débarrasser aussi vite que possible de ces casseroles sanitaires qui pourraient nuire à ses ambitions sans limites.

Ego toujours, avec cette interview de votre serviteur réalisée il y a quelques jours par “Le petit journal Berlin”

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Par pascal thibaut

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