Chrétiens et sociaux-démocrates dont les négociations débutent ce jeudi pour former une coalition veulent débloquer des investissements sans précédent de centaines de milliards au profit de la Bundeswehr et des infrastructures. Mais les deux partis doivent pour cela obtenir le soutien des Verts qui rejettent la voie choisie par CDU/CSU et SPD.
L’Allemagne donne le tournis depuis quelques jours. Les chrétiens-démocrates, quasi hérétiques, jettent par dessus bord leur credo de toujours en faveur d’une stricte orthodoxie budgétaire. Friedrich Merz, l’anti-Merkel, ouvre largement les cordons de la bourse et prône, plagiant l’ex-président de la banque centrale européenne Mario Draghi, un “whatever it takes” made in Germany. Un quoi qu’il en coûte par rapport auquel le plan de soutien à l’économie de Scholz, après le début de la guerre en Ukraine, parait bien rabougris.
Dans les rangs chrétiens-démocrates, certains accros du frein à la dette s’étouffent. Les partisans purs et durs de la femme au foyer souabe près de ses sous, vantée par Merkel, dénoncent la trahison de Friedrich Merz. Le mot dette qui signifie aussi “culpabilité” en allemand prend pour ces ayatollahs de plus en plus isolés toute sa portée.
”Qui va payer tout ça ?” se demandait la semaine dernière le quotidien après avoir fait clairement campagne pour la CDU
Ce qui a été baptisé “bazooka” au terme d’un accord entre chrétiens et sociaux-démocrates comprend deux piliers :
-les dépenses de défense au-delà d’1% du PIB ne seront plus soumises au frein à la dette. L’objectif visé est de mobiliser 100 milliards d’Euros par an ce qui rapprocherait l’Allemagne du seuil annuel de 3% du produit intérieur brut pour les dépenses militaires. Cette décision n’aurait pas été pensable sans les premiers pas de l’administration Trump qui met à mal la relation transatlantique, autre pilier du modèle allemand d’après-guerre. Un chancelier chrétien-démocrate comme Friedrich Merz qui a par ailleurs dirigé durant dix ans un think tank transatlantique est peut-être le mieux à même de couper le cordon ombilical entre Berlin et Washington.
-l’autre mesure phare est la mise en place d’un fonds de 500 milliards d’Euros sur dix ans pour remettre à niveau des infrastructures allemandes longtemps délaissées. Les retards des trains sont devenus légendaires; des ponts menacent de s’effondrer et ne peuvent plus être utilisés par certains poids lourds; les écoles rappellent celles de la petite Cosette; l’internet est poussif et les administrations se séparent dans la douleur de leurs chers fax.
-une troisième décision nécessite comme les deux premières un changement de la constitution et une majorité des deux tiers au parlement : les régions dont le budget doit aujourd’hui être strictement équilibré seront autorisées à l’avenir à s’endetter modestement à hauteur de 0,35% du PIB. C’est cette limite que prévoit le frein à la dette pour l’Etat fédéral.
Merz et les deux co-présidents du SPD frappent à la porte des Verts pour obtenir leur soutien. Markus Söder, le chef de la CSU bavaroise, qui a attaqué sans vergogne les écologistes durant la campagne est présenté ici comme le troubadour Assurancetourix baillonné. Il ne négocie pas avec les verts.
Ces propositions communes des chrétiens-démocrates et du SPD doivent encore obtenir le soutien des écologistes pour être approuvées par une majorité des deux tiers au Bundestag. Les futurs partenaires de coalition pensaient sans doute que cet appui allait de soi. Les Verts ont été depuis le début de la guerre contre l’Ukraine les plus fermes défenseurs d’un soutien en faveur de Kiev. Et les écologistes souhaitent également un assouplissement du frein à la dette et des investissements plus importants pour assurer l’avenir et la compétitivité de leur pays.
Mais lundi, les dirigeants verts ont douché les certitudes des futurs partenaires de coalition. Ils critiquent un fonds spécial au profit des infrastructures hors budget qui permettrait d’abord aux chrétiens et aux sociaux-démocrates de disposer de marges de manoeuvre budgétaires supplémentaires pour satisfaire leurs clientèles électorales respectives (les retraités, les automobilistes, les restaurateurs ou encore les agriculteurs). Les écologistes n’ont surtout pas apprécié que le climat et la transition énergétique ne fassent que de la figuration dans les projets de leurs concurrents. Enfin, les attaques en règle des chrétiens-démocrates contre les verts accusés de tous les maux durant la campagne (et en partie depuis) leur sont restées en travers de la gorge. Les écologistes jouent donc aussi les “saucisses vexées” comme le formule une expression allemande imagée. Et les mettre devant le fait accompli sans les avoir associés aux négociations alors que leurs voix sont nécessaires était une stratégie peu subtile des chrétiens-démocrates et du SPD.
”Merz sans majorité”
Ironie de l’histoire : les chrétiens-démocrates avaient dû trembler durant des heures lors de la soirée électorale du 23 février pour savoir s’ils pourraient former avec le seul SPD une coalition sans avoir à opter pour un ménage à trois avec les Verts qui aurait été bien plus compliqué. A l’arrivée, l’échec de l’alliance Sahra Wagenknecht qui à 13000 voix près a raté son entrée au Bundestag permettait à la CDU de s’épargner une coalition tripartite. Mais lundi, les chrétiens-démocrates doivent aller à Canossa pour obtenir le soutien des écologistes sur le vote des réformes constitutionnelles. Le refus des plus nets des verts constitue-t’il un coup de bluff pour arracher un compromis aux chrétiens-démocrates et au SPD ? Possible. Les discussions en coulisses sont fébriles pour trouver une solution dans les quelques heures qui viennent. Une session extraordinaire du Bundestag sortant s’ouvre ce jeudi à la mi-journée pour débattre des réformes de la loi fondamentale (l’AfD et le parti de gauche Die Linke ont saisi la cour constitutionnelle estimant que c’est au parlement fraîchement élu de trancher). Un vote final est prévu mardi avant que le nouveau Bundestag élu le 23 février ne se réunisse une semaine plus tard. Sans accord dans les jours qui viennent avec les Verts, c’est un pilier central des premiers accords entre chrétiens et sociaux-démocrate qui s’effondrerait.
Les spéculations vont bon train sur les différentes hypothèses alternatives. Un accord pourrait être trouvé car plus facile sur la levée du frein à la dette pour la Bundeswehr. La mise en place du fonds spécial pour les infrastructures pourrait être repoussée. Mais les sociaux-démocrates refusent de dissocier les deux dossiers.
”ça peut donner quelque chose” titrait optimiste le journal dimanche après l’accord de principe signé entre chrétiens et sociaux-démocrates la veille
Les annonces sur les mesures “bazooka” ont eu lieu avant la fin des rencontres exploratoires entre CDU/CSU et SPD. Elles ont débouché samedi sur la présentation d’un document de onze pages. “Le Grand Continent” a à nouveau fait un travail exemplaire en traduisant rapidement ce texte en français : https://legrandcontinent.eu/fr/2025/03/09/un-plan-pour-lallemagne-texte-integral-de-laccord-de-principe-pour-la-future-coalition/
Si le fonds spécial hors budget en faveur des infrastructures peut être analysé comme une victoire du SPD qui ne voulait pas donner l’impression à ses électeurs qu’il n’y avait que la défense qui comptait, les chrétiens-démocrates, vainqueurs des dernières élections avec douze points de plus que les sociaux-démocrates, se sont imposés dans cet accord de principe sur d’autres dossiers.
Dans le métro, l’industrie de défense fait sa pub
La réduction de l’immigration illégale, le refoulement des réfugiés aux frontières allemandes “avec l’accord de nos partenaires européens”, la fin du regroupement familial pour certains, des mesures plus dures pour les expulsions : ces propositions portent l’empreinte des conservateurs. CDU/CSU imposent également une réforme de l’aide sociale après celle adoptée par le gouvernement Scholz. On revient à des sanctions plus dures contre les chômeurs de longue durée qui refusent des offres de travail et qui pourraient perdre le cas échéant l’intégralité de leurs prestations (même si la cour constitutionnelle a posé des limites vers le bas). Le SPD sauve une de ces propositions sociales phare de la dernière campagne, le SMIC horaire à 15 Euros. Mais le texte à ce sujet reste très fumeux.
L’accord de principe prévoit sur les dossiers économiques une réduction des factures d’électricité notamment pour les entreprises énergivores. Un sujet qui tenait à coeur aux sociaux-démocrates. Une réforme fiscale doit profiter aux classes moyennes. Enfin, différentes “mesurettes” constituent autant de “cadeaux fiscaux” aux clientèles des partis : l’abaissement de la TVA dans les restaurants de 19 à 7% qui profite d’abord aux plus aisés, le rétablissement de la ristourne sur le diesel agricole pour une catégorie très proche des chrétiens-démocrates ou encore l’augmentation de l’allocation pour les salariés qui vont au travail en voiture.
Les premiers sondages montrent que les Allemands qui ont été longtemps majoritairement contre un assouplissement du frein à la dette ont évolué. Les deux tiers d’entre eux approuvent par exemple la hausse importante prévue des dépenses de défense. Près de quatre personnes sur cinq sont favorables au soutien massif prévu pour remettre les infrastructures de leur pays à niveau.
Neuf Allemands sur dix pensent que la coalition entre CDU/CSU et SPD va voir le jour. Des négociations vont commencer ce jeudi avec la mise en place de nombreux groupes de travail.
La remise en cause de la relation transatlantique va de pair avec une discussion longtemps évacuée en Allemagne sur un possible élargissement du bouclier nucléaire français à ses partenaires européens. Les appels du pied d’Emmanuel Macron étaient restés dans le passé sans réponse en Allemagne. Friedrich Merz qui s’est rendu juste après les élections à Paris est prêt à en discuter même si le futur chancelier souligne qu’il s’agirait de compléter le parapluie nucléaire américain qui devrait être maintenu.
Le scrutin dans la ville Etat du Nord de l’Allemagne -un des seize Länder allemands- a redonné un peu de baume au coeur endolori des sociaux-démocrates. Malgré des pertes, le SPD arrive en tête dans son fief (dont un certain Olaf Scholz a été le maire) et devrait reconduire sa coalition avec les écologistes même si sur le papier une alliance avec les chrétiens-démocrates serait envisageable.